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Contre la loi Duplomb : défendre l’agroécologie paysanne, attaquer le libre-échange européen

La "loi Duplomb" commence à être discutée en commission des affaires sociales à l’Assemblée nationale, avec son cortège de régressions écologiques... au nom de la compétitivité de la "Ferme France" vis-à-vis de ses voisins européens. L’occasion de se questionner sur la concurrence intra-européenne et de se demander si un moyen d’empêcher les reculs environnementaux et la progression des idées d’extrême-droite n’est pas précisément de protéger l’agriculture française.

« La seule chose que vous récolterez, c’est que les agriculteurs ne seront plus agriculteurs et que les paysages ne seront plus ceux d’aujourd’hui. La seule chose que vous offrirez aux Français, ce sont des produits importés ! »

L’éleveur qui lance cet avertissement, le 27 janvier au Sénat, n’est pas n’importe quel agriculteur. Celui qui fut membre du Conseil de surveillance de la marque Candia, président de la coopérative laitière Sodiaal Massif Central et de la Chambre d’agriculture de Haute-Loire [1] a dû quitter ces mandats et celui de maire de sa commune (Saint Paulien) il y huit ans pour entrer au Sénat [2]. Il y porte inlassablement « des valeurs et des convictions qu’il a au plus profond de lui »[3]… et qui correspondent exactement aux revendications de son pôle syndical historique, l’alliance FNSEA-JA (Jeunes Agriculteurs) [4].

Laurent Duplomb a ainsi été rapporteur au Sénat de la Loi d’orientation agricole (LOA), qu’il a pu durcir en matière de régressions pour l’agriculture paysanne. Il y a d’ailleurs, très symboliquement, obtenu l’effacement même du mot « agroécologie ». Mais cela ne suffit pas.

Ce mardi 13 mai, débute à l’Assemblée nationale l’examen d’une proposition de loi qu’il porte, dite « pour lever les contraintes à l’exercice du métier d’agriculteur ». L’exposé des motifs dénonce une « érosion brutale de [la] compétitivité » de l’agriculture française et s’alarme : « Le déficit commercial avec nos partenaires européens, constaté pour la première fois en 2015, se monte en 2023 à 2,6 milliards d’euros. L’heure n’est plus au constat, mais à l’action. » Pour la droite, l’extrême-droite et une large part du camp libéral macroniste, cette action suppose de s’en prendre aux réglementations environnementales et sociales, accusées d’entraver la course sans fin dans la compétition internationale. De quoi réjouir la FNSEA et les JA, mais aussi la Coordination Rurale, qui capitalise sur le désespoir paysan pour pousser des mesures en réalité propices à l’agro-industrie.

Les impacts du libre-échange intra-européen

En réponse à ces propositions réactionnaires, associations écologistes et mouvements de gauche tentent de sauver les meubles : en tentant de supprimer un article, d’en faire modifier le sens, voire de bloquer la loi… Car cette proposition de loi est vertigineuse : autorisation de drones pour les traitements et assouplissements réglementaires pour la commercialisation et l’usage de pesticides, facilitation de création de fermes-usines ou de mégabassines, ré-autorisation des néonicotinoïdes utilisés ailleurs dans l’Union européenne, etc. L’agriculture française serait victime avant tout de « surtransposition » du droit européen, avec des réglementations parfois plus contraignantes que dans les pays voisins. Un terme qui suggère habilement qu’il faudrait renoncer à toute ambition écologique et sociale au-delà de ce qui est obtenu à Bruxelles.

L’indécence du revenu agricole sert aujourd’hui de prétexte au détricotage de réglementations environnementales. Pour autant, Laurent Duplomb a raison de pointer la concurrence déloyale d’autres pays producteurs, y compris au sein même de l’Union européenne. Un article récent du Monde Diplomatique résumait la situation : « Les importations sont passées de 28 à 56 milliards d’euros depuis 2000, et représentent désormais 20 % de l’alimentation nationale, 45 % de la consommation de volailles, 56 % de celle de viande ovine, 63 % de celle de protéines issues d’oléagineux à destination des élevages, et 71 % de celle des fruits. La France dépend donc entre autres de partenaires européens à la main-d’œuvre moins coûteuse. Un tiers de la volaille et un quart du porc transformés industriellement en France proviennent des Pays-Bas, de Belgique, d’Allemagne, de Pologne, ainsi que d’Ukraine, qui bénéficie de conditions d’exportation très avantageuses sans appartenir à l’Union européenne. »[5]

Le problème est que pour remédier à cette concurrence, la proposition de loi Duplomb cherche, comme toujours avec les libéraux, à accélérer la fuite en avant : devenir compétitif à tout prix, pour tenter d’écraser les autres avant d’être écrasé soi même.

Parallèlement, la guerre commerciale ouverte outre-Atlantique par Donald Trump, dans une pure logique de repli nationaliste, frappe les esprits. La sidération nous entraine collectivement dans une paralysie politique, en confondant causes et conséquences : pour s’opposer au trumpisme, lui aussi ravageur en termes écologiques et d’inégalités sociales, on serait supposé défendre le libre-échange…

Contre-attaquer : un protectionnisme solidaire

Ainsi, nous semblons coincé-es entre la vague du dégagisme d’extrême-droite et l’inexorable montée des eaux de la compétition agricole. Il est évidemment sain de chercher à contenir les coups de butoir de l’une et de l’autre. Mais il faut aussi se poser la question : on écope sans cesse, alors comment éviter la noyade ? Refuser de protéger notre agriculture au prétexte d’éviter tout amalgame avec le Rassemblement national, c’est prendre un double risque. Celui de ne bientôt plus avoir de paysans et paysannes, tant les politiques libérales poursuivent la « restructuration agricole » (moins de fermes, plus grandes, supposées plus compétitives) menée de façon permanente depuis 80 ans. Et celui de conduire au pouvoir l’extrême-droite, au nom du refus de toucher au dogme du libre commerce interne à l’Union européenne. Renoncer à questionner la concurrence intra-européenne, c’est en effet laisser se diffuser l’idée que la défense de l’agriculture française n’est le sujet que du Rassemblement national, dont les scores explosent précisément dans les campagnes et dont le projet politique menace clairement la construction d’une Europe politique.

Une proposition existe pourtant, formulée initialement par la Confédération paysanne : les prix minimum d’entrée sur le territoire national, basés sur les prix de revient en France. C’est-à-dire un niveau de prix intégrant un revenu décent, des protections sociales et des exigences écologiques comme le refus des néonicotinoïdes… ou de tout autre pesticide ! Il ne s’agit pas de droits de douane qui, en ajoutant une taxe forfaitaire ou proportionnelle lors de l’importation, poussent à produire à des coûts encore plus faibles de l’autre côté de la frontière – aggravant donc les impacts écologiques et sociaux dans les autres pays producteurs. Il s’agit d’un niveau de prix en-dessous duquel il est interdit d’importer, tout comme on interdit les stratégies commerciales de vente à perte destinées à étouffer la concurrence. Il s’agit en cela d’un protectionnisme internationaliste, car il offre la possibilité aux forces sociales (syndicats, associations...) des pays qui exportent vers la France de faire valoir leurs droits : comprimer encore les coûts de production ne peut en effet plus se faire via un chantage à l’emploi et au maintien de l’activité d’exportation...

On peut certes nous objecter que cela peut faire augmenter le coût de l’alimentation. Ce sera le cas si et seulement si nous renoncions à nous attaquer simultanément aux profits éhontés des acteurs qui captent une grande part de la valeur ajoutée dans notre système alimentaire (fourniture d’intrants, agro-équipement, transformation et grande distribution, etc.). Des propositions complémentaires aux prix minimum d’entrée existent, telles que l’instauration d’une Sécurité sociale de l’alimentation, pour sortir du piège consistant à aborder la question de l’accessibilité alimentaire sous l’angle du pouvoir d’achat.

Face au double risque évoqué ci-dessus – les reculs écologiques et sociaux au nom de la compétitivité et la poussée de l’extrême-droite, qui capitalise notamment sur le désespoir paysan pour gagner du terrain en zone rurale – il y a urgence à mettre à l’agenda des forces de gauche ce protectionnisme solidaire, loin des replis xénophobes que le libre-échange européen encourage.

Notes :

  1. Voir "Laurent Duplomb succède à Gilbert Bros à la chambre d’agriculture", Le Progrès, 22 février 2013.
  2. Voir "Élu il y a soixante jours sénateur de Haute-Loire, Laurent Duplomb revient sur son début de mandat", L’éveil de la Haute-Loire, 24 novembre 2017 ; et "M. Laurent Duplomb", pappers.fr, consulté en mai 2025
  3. "Avec ses amendements clés en main, la FNSEA dicte sa loi au Sénat", Extrait de Complément d’enquête, France 2, février 2024
  4. Laurent Duplomb est d ’ailleurs en GAEC avec sa femme, leur neveu et leur fils, lui-même président départemental des JA et membre du nouveau bureau de la Chambre d’agriculture de Haute-Loire.
  5. Morgan Burel, « Mercosur, bombe agricole », Le Monde Diplomatique, janvier 2025

Vignette d’illustration : L’Assemblée nationale en janvier 2024, crédit photo Laurent Grassin (CC BY 2.0)

Pour aller plus loin

« Fruits, légumes, miel... Argumentaire pour l’instauration de prix minimum d’entrée sur les produits importés », Confédération Paysanne, 2022 : lire en ligne ici.