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Les puces contre l’agriculture paysanne

Du vendredi 28 au dimanche 30 mars, la région grenobloise, où est implanté le siège de l’Atelier Paysan, accueille un week-end de mobilisation d’ampleur nationale à l’appel des Soulèvements de la terre et du collectif local Stop Micro. Celui-ci s’oppose depuis trois ans à des projets d’extension d’usines de fabrication de semi-conducteurs dans la vallée du Grésivaudan, entre Grenoble et Chambéry. En cause ? La captation de ressources vitales pour des procédés industriels aux conséquences catastrophiques, localement comme à des milliers de kilomètres, pour fabriquer des technologies qui contribuent, entre autres, à la destruction de l’agriculture paysanne.

"De l'eau, pas des puces !" Au plan local, ces ressources, c’est en premier lieu de l’eau de nos montagnes, et surtout des montagnes d’eau. Il faut en effet des volumes monstrueux d’eau potable pour produire des « puces », ou microprocesseurs : 5 millions de m³ en 2023, pour l’entreprise ST. « A Crolles, STMicroelectronics absorbe l’équivalent en eau d’une ville de 100 000 habitants », expliquait cette année-là le journal L’Usine Nouvelle. Le projet d’agrandissement dont il est question devait initialement faire exploser la consommation à 12,3 millions de m³ par an, soit la consommation domestique annuelle de la moitié de la communauté d’agglomération grenobloise, qui compte 450 000 habitants [1]. L’entreprise a annoncé des progrès dans le recyclage et la réutilisation de l’eau, promettant de ne consommer « que » 7 millions de m³… soit peu ou prou l’équivalent de la consommation domestique de Grenoble. Bien sûr, une grande partie de cette eau est ensuite rejetée… mais polluée, par exemple en PFAS (les fameux polluants éternels perfluorés), comme l’a pointé l’an dernier un rapport de l’agence régionale de Santé.

C’est aussi, accessoirement, du foncier agricole de plaine : 11 ha de terres fertiles condamnées à la bétonisation, en dépit des vaines promesses de contenir l’artificialisation des sols et de préserver les espaces agricoles dans les documents d’urbanismes. Avec cinq autres organisations paysannes départementales, régionales ou nationales ayant leur siège en Isère, l’Atelier Paysan avait publié le mois dernier une lettre ouverte au comité syndical du Schéma de cohérence territoriale (SCoT) de la région grenobloise, à lire ici.

Plus loin de nous géographiquement, l’extractivisme stimulé par ces industries provoque des ravages sociaux et économiques. Pour une fois, l’actualité géopolitique a laissé un peu d’espace médiatique à la situation dramatique à l’est de la République démocratique du Congo (RDC), où la manne du pillage minier sert de carburant à des conflits complexes. Mais la mine produit des ravages partout. Quant aux usines de fabrication des équipements électroniques que nous utilisons au quotidien, les conditions de travail qui y prévalent et les pollutions qu’elles génèrent sont régulièrement documentées par des enquêtes journalistiques et des ONG [2]. Au bout de la chaine, on constate sans surprise une « explosion » des déchets électroniques, comme l’a pointé un rapport de l’ONU l’année dernière.

Le numérique, dernier avatar de la "modernisation agricole"

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Ce désastre local et global se fait au nom d’un idéal suranné mais profondément ancré dans notre imaginaire collectif : une idéologie du progrès selon laquelle la sophistication technologique serait par essence bénéfique à l’humanité. C’est à ce titre que se poursuit la numérisation de tous les interstices de nos vies professionnelles et privées. Nous nous persuadons ainsi collectivement de « besoins » dont la satisfaction menace notre existence même. L’agriculture n’est pas en reste, où la promesse du numérique est promue au rang de nouvelle révolution – après celles de la mécanisation à outrance et de la chimie triomphante.
Le secteur de « l’agtech », comme le surnomment ses promoteurs, figure parmi les débouchés des industriels qui entendent se déployer davantage dans le Grésivaudan. Le groupe ST se targue ainsi des applications de « smart farming » de ces microprocesseurs, employés dans la numérisation de la gestion des troupeaux, l’ultra-sophistication des engins agricoles ou encore le déploiement de serres « intelligentes » à reconnaissance vocale...

Cette complexification électronique a un coût économique, comme l’ensemble des investissements liés au suréquipement agricole, qui pèse lourdement sur les paysans et paysannes. L’ensemble des frais de mécanisation (investissement et entretien) représente aujourd’hui un quart des coûts d’exploitation des fermes françaises [3]. Ces technologies, qui s’accompagnent souvent de coûteuses licences annuelles et mises à jour de logiciels, sont un puissant verrou de l’agriculture française : difficile de changer radicalement de modèle de production et de pratiques quand on a réalisé des investissements qu’il faut amortir. Et pour s’équiper, il faut s’endetter, ce qui amène régulièrement les fermes à chercher à croître pour espérer rentabiliser l’investissement sur de plus grandes surfaces ou de plus gros troupeaux, selon le mythe de l’économie d’échelle [4]. Ce qui revient à espérer avaler la ferme du voisin. Dit autrement, l’investissement dans ces technologies et l’accroissement du capital qu’il représente est un facteur de concentration des fermes.

Enfin, cette sophistication électronique s’accompagne de fait d’une standardisation des itinéraires techniques (l’ensemble des interventions dans un cycle de production) : la paysanne ou le paysan est réduit au rôle « d’opérateur presse-bouton » dont les connaissances et la compréhension du milieu sont délaissées au profit des calculs des algorithmes. La promotion et le déploiement de machines bardées d’électronique contribue donc à la destruction progressive des savoirs et savoir-faire paysans.



Quelques photos de la manifestation du dimanche, où 3000 personnes ont défilé joyeusement entre Bernin et Crolles :

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